8 Janvier 2022
Giscard d’Estaing avait imposé la Grèce à l’Union européenne au motif qu’« On ne ferme pas la porte à Platon ». Chacun avait compris sa reconnaissance aux grecs de l’Antiquité pour leurs contributions aux fondements de notre civilisation. Mais savait-il à quelles sources ils s’étaient instruits, et qu’on découvrira des traces des théorèmes attribués à Pythagore et à Thalès, datées de plus de mille ans avant eux ?
Déjà, les chrétiens du XVIe s. célébraient la connaissance, avec « l'Ecole d’Athènes » et sa soixantaine de figurants grecs parmi les plus illustres dont la fresque de Raphaël marque encore les murs du Vatican.
"l'Ecole d'Athènes" au Vatican
Levant le voile de l’origine de leurs curiosités, les témoignages des grecs anciens racontent leurs nombreux séjours et leur fascination pour la « sagesse », les « sciences » et la « religion » de l’Egypte.
Hérodote, Platon, Pythagore, Thalès, Solon, Socrate… ont capté longtemps l’exclusivité de notre admiration pour les contributions philosophiques et scientifiques antiques, révélées autour des VIe - IVe siècle av JC. Cependant, l’extraordinaire concomitance d’événements intellectuels aussi remarquables, par autant de prodiges et sur une période aussi courte pouvait laisser pantois. C’est à la curiosité de ceux qui s’en étonnèrent, comme Paul Tannery avec ses travaux sur la science antique, Eduard Zeller historien de la philosophie et autres archéologues, que nous en devons l’explication. Ils ont cerné pour ces grands personnages les conditions de leurs apports et aussi les écoles de leurs compétences. Pendant cette période effervescente, Buddha et Confucius s'éveilleront plus loin.
Comme les arabes des califats de Bagdad puis de Cordoue plus tard, les grecs surent transmettre les connaissances recueillies, déjà avant la conquête grecque de l’Egypte par Alexandre le Grand (-330 av JC). Les grecs adoptèrent facilement les cultes égyptiens, ils retrouvaient ici des familiarités cultuelles et culturelles que des siècles de fréquentation avaient tissé entre eux.
La période de leurs premiers contacts reste obscure. Platon ouvre une piste avec le récit de Critias qu’il rapporte à propos de grecs anciens dont personne n’avait entendu parler et qui seraient déjà venus en Egypte ; « …Solon (VIe s. av JC) ayant interrogé sur les antiquités les prêtres (de Saïs) les plus versés dans cette matière… fut saisi d’étonnement et pria instamment les prêtres de lui raconter exactement et de suite tout ce qui concernait ses concitoyens d’autrefois ». D’après A. Severyns des passages de l’Odyssée d’Homère (-1200/-800 ? av JC) qui concernent des raids corsaires d’Ulysse et de Ménélas dans le Delta (du Nil) au départ de Crète, seraient plausibles pour de nombreux motifs qu’il justifie (10). On verra plus loin les traces très anciennes des relations entre égyptiens et phéniciens.
Dès le VIIe-VIe s. av JC, le pharaon Psammétique Ier laisse les grecs de Milet (patrie de Thalès), s’installer dans l’antique ville d’Abydos et des colonies le long du Nil dont celle commerciale de Naucratis avec « Le plus grand de ces sanctuaires, le plus célèbre et le plus fréquenté, appelé Hellénion, fondé en commun par les cités ioniennes, doriennes de Rhodes, de Cnide, d’Halicarnasse, de Phasélis, de Mytilène… » Le pharaon « Amasis (VIe s. av JC) ne pouvait pas se passer des Grecs, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur. » (3)
Les VIe V et IVe s. av JC verront défiler en Egypte les grandes figures de la Grèce. « Dans la famille de Platon couraient des récits égyptiens rapportés par d’illustres voyageurs… des personnes de grand âge affirmaient que Solon revenant de la vallée du Nil avait failli devenir un merveilleux poète plus illustre qu’Homère… tant il avait reçu là-bas un noble et beau savoir… des Hellènes s’étaient fait initier aux mystères égyptiens, à la passion d’un Dieu mort-vivant… Les sanctuaires égyptiens disposaient d’interprètes attitrés pour discuter avec les grecs… Ils pouvaient consulter par personne interposée, des bibliothèques d’une valeur inestimable, un recueil d’observations astronomiques millénaire… ils rencontraient des exégètes capables d’exposer le sens ésotériques des rites, des mythes… » (1) Platon vécut trois ans à Héliopolis, d’autres vingt ans.
S’agissant de la « Sagesse égyptienne ».
Les « sagesses » édictent des recommandations d’éthique, de vertu et de morale pour l’harmonie de la famille et l’équilibre d’une société irréprochable. Depuis -2400 av JC, avec l’enseignement de Ptahhotep, un des premiers philosophes de l’humanité, l’Egypte ancre dans sa civilisation des valeurs vertueuses; la justice, l’humilité, la discussion, la bienveillance, l’attention à porter aux autres, la raison… Vers -1000av JC. les préceptes d’Amenemopet « Dieu préfère celui qui fait honneur au pauvre à celui qui vénère le riche. » perpétuent l’enseignement de la « sagesse égyptienne» reprise notamment par les auteurs grecs et israélites.
Antonin Causse (7) justifiera son commentaire ; « …l’origine étrangère de la sagesse juive est une constatation qui s’impose à mesure des découvertes archéologiques égyptiennes », avec les nombreuses sources égyptiennes des textes juifs. Les recherches de Thomas Römer (8) objet de conférences remarquables sur « Ce que doit la Bible à la Mésopotamie », « Sagesse des égyptiens et mésopotamiens dans la Bible »… démontrent les recopies multiples des préceptes de la « Sagesse égyptienne » retrouvés dans la Bible hébraïque (Proverbe, Nombre…). D’autres absorptions égyptiennes seront constatées chez les israélites polythéistes.
Les règles de « Sagesse » se confondront avec celles religieuses que les clergés des religions associeront à leurs enseignements. La « Sagesse » des arabes préislamiques s’immiscera dans le Coran qui syncrétisera Dieu et la Sagesse. Associées aux pouvoirs politiques elles s’imposeront aux civilisations.
Vers le VIIe s. l’Egypte apprécie les voyageurs hellènes, les plus illustres (une cinquantaine ?) dont les « Sept sages » en profiteront, les intellectuels grecs fréquenteront les prêtres « gardiens de la mémoire de l’humanité et de l’histoire des débuts de tout ».
Typhaine Haziza (3) dit de la Sagesse égyptienne qu’elle « …trouve ses origines dans un courant préexistant à Hérodote, qui avait pris toute sa consistance au sein des Grecs d’Ionie (côte ouest de l’Anatolie d’où les turcs ont chassé les derniers grecs en 1922) ». Elle rapporte que le roi (grec) d’Egypte Ptolémée Ier (IVe s. av JC) demanda à Hécatée d’Abdère d’écrire une histoire de l’Égypte, dans laquelle « il applique de façon systématique la théorie faisant dépendre la culture et la religion grecques de l’Orient, en l’occurrence de l’Égypte. »
S’agissant des sciences
D’illustres grecs ont puisé aussi en Egypte leurs connaissances. Bien qu’aucun écrit de lui n’ait été conservé, nous savons que « la cosmologie de Thalès (VIe s. av JC) est presque identique à celle des Héliopolitains d’Egypte » (H. Galiment). « Nous savons que Thalès s’est distingué par ses connaissances en mathématiques et astronomie. C’est lui qui transporta ces sciences des pays orientaux et méridionaux en Grèce » (E. Zeller)
Ces assertions sont vérifiables avec les papyrus découverts déjà au XIXe s. Celui de Rhind (-1650 av JC) contient 84 problèmes (arithmétique, algèbre, géométrie…) avec leur solution, dont l’auteur, le scribe Ahmès, ne cache pas des origines plus anciennes. On y trouve notamment celles du théorème de Thalès, de Pythagore, l’approximation de pi… Le papyrus de Moscou (-1850 av JC), est un recueil de formules mathématiques dont celle de la pyramide tronquée…
L’école pythagoricienne est une secte philosophique, scientifique et religieuse, installée dès le VIe s. av JC dans le sud de l’Italie, qui durera jusqu’à l’époque romaine. Pour Pythagore (4) "Les nombres contiennent le secret des choses et Dieu est l'harmonie suprême". Leibniz pensera au XVIIe s. qu' "…il n'y a pas de vie sans nombre, le monde se fait quand Dieu calcule. A partir du néant du 0 Dieu crée le 1 et donc tout. Le 0 et le 1 ordonne le monde, ces deux chiffres sont le fondement de tout ce qui est. Sur la terre comme au ciel. Au commencement était le nombre et le nombre était en Dieu…. La création peut être calculée car elle est structurée par des formules et des Nombres… »
Le 1 et le 0 représentent aujourd’hui le système binaire de notre informatique.
Leibniz convaincra son correspondant jésuite Bouvet en Chine des liens entre les mathématiques et des hexagrammes (symboles) chinois, comme entre la Bible et l'histoire chinoise.
Dans un autre domaine, Hérodote rapportera ces observations à propos de l’horoscope; « Les Egyptiens ont découvert ceci encore: les divinités auxquelles appartiennent chaque mois et chaque journée, les sorts réservés à chaque homme selon le jour qui l'a vu naître, avec la mort qui l'attend et le caractère qu'il aura. »
Plus largement, Champollion défendra dans son discours d’ouverture du cours d’archéologie au Collège Royal de France, plus qu’une intuition que ses successeurs confirmeront avec leurs découvertes ; « L’interprétation des monuments de l’Égypte mettra encore mieux en évidence l’origine égyptienne des sciences et des principales doctrines philosophiques de la Grèce ; l’école platonicienne n’est que l’égyptianisme, sorti des sanctuaires de Saïs ; et la vieille secte pythagoricienne propagea des théories psychologiques qui sont développées dans les peintures et dans les légendes sacrées des tombeaux des rois de Thèbes, au fond de la vallée déserte de Biban-el-Molouk.»
S’agissant des religions.
Deux traits de la religion des égyptiens se sont répandus. Celui mystique du « livre des morts » dont l’essence se retrouvera aussi chez les monothéistes, et l’autre avec des dieux du panthéon grec puis romain.
La croyance égyptienne fait voyager l'âme du défunt qui quitte le corps jusqu'au tribunal d'Osiris, Maat pèse alors sa conscience. Si sa vie a été jugée méritante alors il accède au royaume des purs, sinon il est dévoré par la déesse Ammout…
Chez les grecs, la mort est suivie du jugement de l'âme évaluée aussi en fonction de la vie du défunt qui lui ouvrira l'accès à un monde intelligible pour éviter l'Hadès . Pour les juifs (Shimône Zini) « Les multiples «Au-delà» individuels ne sont rien d’autre que la conséquence exacte du vécu par l’Homme en monde terrestre…». Pour les musulmans « Au jugement dernier une balance soupèse les bonnes et les mauvaises actions ».
Les panthéons égyptiens et grecs ont fait vivre leurs dieux séparément en conservant des similitudes qui souvent les confondent au point de les réunir parfois. Les grecs identifièrent des concordances entre leurs dieux, comme Ammon-Râ et Zeus qui devint Zeus-Ammon, et d’autres nombreuses équivalences (9). Hérodote pensait que « les rituels grecs étaient un héritage des égyptiens », il rapportera Osiris, Isis et Horus en Grèce (-450 av JC).
Dans son livre « L’enquête » Hérodote raconte la diffusion du dieu Dionysos né à Thèbes (Grèce), dont il a vu le culte « …des Thraces aux Éthiopiens, à Méroé, en passant par les Arabes… » et à Thèbes (Egypte) où Osiris est vénéré aussi et en qui les grecs reconnaissaient Dionysos. Deux Thèbes, des villes homonymes avec des dieux semblables.
Henri Galiment (5) situe les débuts du syncrétisme gréco-égyptien avec Hérodote.
Ayant approché le secret des dieux en Egypte, Hérodote dira à propos des mystères sacrés « …ce dont j’évite par‑dessus tout de parler… Ce qui me fut dit sur les dieux, je n’ai pas l’intention de le rapporter… à mon avis les hommes n’en savent pas plus les uns que les autres. » Plutarque parlera d’un papyrus inquiétant ; « Celui qui révélerait cela, il mourrait de mort violente, parce que c’est un grand mystère. ». Le Talmud Babylone met en garde aussi: «on ne doit pas interpréter (enseigner) l’œuvre de la Création du Monde en public.»
Si égyptiens et grecs ont reconnu ces similitudes, reste la question de l’origine des dieux grecs si proches. Au IIe millénaire av JC, Poséïdon, Zeus, Dionysos… occupaient déjà les panthéons Mycénien (sud de la Grèce) et Minoens (Crète). Reste à démontrer une porosité égypto-minoenne ou égypto-mycénienne qu’une visite du palais de Cnossos (-2000 av JC Crète) ou de Mycènes ne démontrera pas. La découverte au large d'Uluburun (Turquie) de l'épave d'un bateau marchand mycénien daté de 1600 av J.C. a permis d'établir que sa cargaison de cuivre provenait d'Égypte.
Palais de Cnossos. Crète
Chacun ne reconnaitra pas dans ces architectures aussi dissemblables une parenté avec les grands sites égyptiens, contrairement à celle des athéniens quinze siècles plus tard.
Plutôt que vers la Grèce, on remontera la côte vers la Phénicie (Liban), et le temps avec les tablettes égyptiennes d'Amarna (XIVe s. av JC) qui révèlent des liens entre Byblos et les égyptiens, avec le commerce ancien du bois de cèdre pour la construction de leurs temples. Dès -2800 av JC, la déesse égyptienne « Hathor-Isis » coiffée d’un disque solaire entre deux cornes de vache était rebaptisée « Baâlat Gubal » (Déesse de Byblos). Les pharaons adresseront leurs offrandes au temple qui lui sera dédié.
Au sud de Byblos, Tyr comme les cités phéniciennes s’imprégnait des cultures des peuples avec lesquels elle échangeait. La mythologie grecque attribue à Tyr l’histoire de la famille de son roi Agénor, originaire d’Egypte. Ses fils à la recherche de leur sœur Europe enlevée par Zeus, resteront en Grèce dont Cadmos fondateur d’une des plus anciennes cités grecques Thèbes (vers -2100 av JC.) La mythologie sensée plus persuasive est destinée aux non-savants, intriquée ici avec l’histoire elle revendique une parenté égyptienne.
En conclusion.
Si nous approuvons cette métaphore ; « Ce fut une part du génie de la Grèce d’avoir su recueillir sur les fleurs épanouies mais fragiles de cette plante millénaire, le miel impérissable dont elle devait nous transmettre le goût » (6), et si nous admettons la valeur historique de cette profusion de témoignages, alors nous devons reconnaître aux explorateurs grecs de nous avoir rapporté cette érudition des origines. Aussi, notre civilisation romaine, chrétienne et grecque se grandirait à accorder à l’Egypte une place au Panthéon de nos reconnaissances.
Déesse Nout
Albert Severyns « L’antiquité classique »