26 Octobre 2022
… avec cette scène qui représenterait le mariage d’une morte avec un vivant, un mariage morganatique, une promesse de fiançailles, ou encore l’annonce d'une naissance.
Immortalisés par Jan van Eycke en un temps prélude à la Renaissance quand les peintres flamands rivalisaient de virtuosité avec ceux du Quattrocento (1), ils provoqueront l’admiration alors, et un déferlement d’historiettes cinq siècles plus tard.
Si la Joconde a émerveillé des siècles d’admirateurs, on n’a pas été chercher au-delà de la subtilité de son expression sublimée par la maîtrise du sfumato, les raisons de l’intérêt qu’elle a suscité. Quelques événements secondaires attachés à son cheminement jusqu’à nous ont suffi à compléter notre curiosité à son sujet.
Nombreuses sont les peintures qui racontent des morceaux d’histoire qui font parler d’elles, d’autres suscitent un intérêt fabriqué en eaux troubles comme le Salvator Mundi ou la Judith de Toulouse en explosant les compteurs de dollars.
L’œuvre appartient ici à la famille rare de celles qui ajoutent au génie pictural une énigme qui dure au point de surpasser aujourd’hui en notoriété l’œuvre elle-même.
A propos de sa célébrité.
Un peintre proche du puissant Philippe-le-Bon, comme aussi les personnages, l’ont favorisée. Le tableau, un panneau en bois fermé par deux portes alors, passera entre les mains des cours de Bourgogne et d’Espagne puis de Grande-Bretagne où il y est toujours. Exposé à la National Gallery depuis le milieu du XIXe s. il y domine l’attention parmi les œuvres les plus remarquables. Appelé « Hernoul-le-fin et sa femme » la première fois dans un inventaire en 1516 puis « Arnoult Fin » quelques années plus tard. En 1861 il deviendra « Les Epoux Arnolfini », sans autre explication qu’une ressemblance homophonique qui reste à justifier. D’autres prétendants - Arnoulfin, Arnoul, Arnoulfini (*) - n’ont pas retenu l’attention des curieux.
Des historiens de l’art nous donnent sans certitude l’identité des personnages ; Giovanna Cenami et Giovanni Arnolfini riche italien de Lucques négociant en tissus à Bruges.
On pourrait en rester là si Jan van Eyck n’avait pas éparpillé des indices pour éclairer une mise en scène incompréhensible sauf par lui et les bénéficiaires.
Que nous dit ce tableau ?
Le peintre flamand a laissé des détails imperceptibles comme s’il avait voulu cacher aux uns ou dévoiler discrètement à d’autres, la réalité de ce qu’il a peint. Il force jusqu’à l’observation l’attention du spectateur qui voudra découvrir l’œuvre en son entier. Pour ce motif elle sera auscultée et interprétée en plus d’être admirée avec des supputations qui s’emballent depuis plus d’un siècle.
Etonnament ici van Eyck n’a ni daté ni signé ce tableau. Alambiquée comme le tugra d’un sultan ottoman, une formule absconse sur un mur exprime sa connivence avec le lieu où l’événement.
Elle est traduisible par «Johannes van Eyck fut ici (ou fut celui-ci) - 1434 ».
On aurait pu être éclairé par un portrait de Giovanni Arnolfini que van Eyck a peint et dont la ressemblance avec « l’époux Arnolfini » ne semble pas discutable.
Giovani Arnolfini (Gemäldegalerie de Berlin)
Sauf que les avis divergent là encore autour de ce portrait daté de 1435 ou 1438, et qui pourrait être celui de Michele Arnolfini, un de ses frères.
…
De nombreuses hypothèses avancées par les exégètes se suivront avant d’être contredites par les découvertes d’archives au fil de l’histoire de l’œuvre.
Parmi elles, l’hypothèse d’un Jan van Eyck qui se serait représenté avec son épouse persiste malgré l’abondance des contradictions. Elle est abordée ici pour imager la conjecture Arnolfini.
Connaissons-nous assurément Jan van Eyck ?
Il serait représenté sous les traits de L’homme au turban rouge
(National Gallery Londres)
Sur le cadre du tableau on peut y lire « Jan Van Eyck m'a fait le 21 octobre 1433 ». Une formule indécise qui désigne l’auteur mais moins certaine pour en déduire qu’il s’agit d’un autoportrait. Si c’est lui alors on ne reconnait pas « l’époux Arnolfini » du tableau. Sauf que certains y trouvent quand même une ressemblance que les années écoulées entre les deux représentations justifieraient.
Opiniâtres, ils étayent leur conviction avec le même raisonnement appliqué à l’épouse de van Eyck qu’il a peinte cinq ans plus tard.
Epouse van Eyck
Epouse Arnolfini
L’œil affuté de ces amateurs d’art devine dans la représentation de l’épouse Arnolfini, l’épouse de van Eyck plus jeune. Un néophyte n’y mettrait pas sa main au feu.
Les controverses ont de la ressource avec d’autres sources.
Au centre du tableau l’artiste créé le trouble avec un miroir intrigant de quelques centimètres au cœur de la représentation comme on va le voir plus loin.
Jan van Eyck précède son contemporain Petrus Christus qui jouera aussi avec un miroir qui n’existait alors que sous forme convexe.
Saint Eloi orfèvre (vue partielle) - Petrus Christus.
Deux siècles plus tard Vélasquez avec « Les Ménines », exploitera encore un miroir qui pointe discrètement des personnages importants sans ajouter de mystère.
Avaient-ils vu l’œuvre bien plus petite (82cm x 60cm) de Jan van Eyck de 1434 ?
Le miroir est un biais judicieux qui augmente une dimension pour la compréhension d’une œuvre, comme van Eyck l’a voulue.
Utilisant la particularité d’un miroir convexe qui déforme la réalité, on se demande s’il n’a pas cherché avec cette caractéristique à dévoiler une autre vérité, complémentaire. Il aurait pu jouer de la déformation du miroir pour redresser une réalité que la scène affiche avec les sentiments apparents des époux, l’intimité de la chambre, la saison, la date supposée de l’événement qui pourrait être antérieure, les oranges et le petit chien absents du miroir ...
Des thèmes qui deviendront des soupçons quand on connait la réputation méticuleuse de l’artiste.
Pourquoi ces suspicions ?
Les passionnés souvent érudits racontent la mise en scène de van Eyck avec des opinions divergentes qui commencent avec les inventaires royaux qui décrivent un couple « unis par la foi ou « qui se promet le mariage » Cette maxime sur un de ses cadres sème le trouble sur les sentiments des personnages « Promettez, promettez, cela ne coûte rien ; tout le monde est riche en promesses. »
Que dit l’œil de la controverse.
La scène se situe dans une chambre, lieu d’intimité avec un miroir qui révèle qu’en réalité les personnages ne sont pas seuls.
Le diamètre du miroir convexe est d’environ cinq centimètres.
La scène qui a donné son nom à l’œuvre représenterait donc un mariage avec des témoins qui se reflètent dans le miroir sans qu’on puisse les reconnaître, mais dont on nous dit que van Eyck serait le peintre en exercice avec un habit bleu. Ce miniaturiste de génie (voir son Agneau mystique) aurait donc failli à sa réputation ici en se révélant dans un flou ambigu ?
D’autres encore ont prétendu qu’il s’agissait du mariage de van Eyck, au motif que la date peinte à côté de la mention qui déclare la présence de van Eycke en 1434, serait celle de l’événement comme on l’a cru longtemps. Pour certains il est maintenant établi que van Eyck ne se mariera que quelques années plus tard (***).
A propos de l’hypothèse d’un mariage peint après la mort de la mariée.
Quand on sait que Jan van Eyck était capable de détails inouïs, on se demande pourquoi il a négligé d’y reproduire des éléments de premier plan ; les mains jointes des personnages, le petit chien qui seul regarde le spectateur, les oranges qui tranchent avec leur couleur, les fruits de l’arbre derrière la fenêtre. Des observateurs voient des arabesques de fumée s’échappant de la main noircie du marié, reproduisant en cela le signe de la défunte revenant toucher la main de son mari vivant. Cette manifestation d’un mariage posthume s’appuyant sur une croyance du moyen-âge.
Les partisans de cette hypothèse pourront observer une macrophotographie du miroir qui révèle des reflets imperceptibles de la lumière qui donnent à croire qu’elles seraient solides.
Volutes perceptibles dans le miroir
Autre hypothèse, la mariée serait enceinte.
Elle l’est pour les uns qui voient dans le tableau des arguments qui contiendrait le nécessaire pour l’accouchement. Mais pas pour ceux qui interprètent différemment la présence de la bougie et du chien comme des symboles de fidélité à l’honneur lors d’un mariage.
On ajoutera à ces observations quelques étonnements comme le port de vêtements avec fourrure pour lui et en laine pour la robe de l’épouse doublée d’un surcot inadaptés à la saison d’été que révèlent les cerises de l’arbre qu’on entraperçoit. Ou encore la présence d’orange, (si ce sont des oranges) pendant la saison des cerises à Bruges…
Si on peut être surpris par le teint blafard de l’époux Arnolfini avec son étrange chapeau, un coup d’œil sur ce portrait de Charles VII au teint pâle son contemporain nous renseignera sur le code vestimentaire apprécié de l’époque ; chapeau tressé, couleur du vêtement avec bordures en fourrure. L’ensemble laissant supposer la fréquentation du même milieu argenté.
Les critiques d’art ont généralement développé leur théorie après avoir fixé un cadre interprétatif et recherché la symbolique des accessoires pour l’étayer. On se contentera ici d’ajouter une pierre à l’intrigue avec l’observation des bagues.
Depuis l’antiquité leur port est codifié changeant de main ou de doigt, puis généralement respecté pour être interprété à l’intérieur des sociétés ou des castes.
Avec les « Epoux Arnolfini » van Eyck montre Giovanni avec une chevalière à l’index de la main droite comme Philippe le Bon. Cette observation reflète la proximité et les usages entretenus avec le Duc par son peintre et conseiller van Eyck, et l’Epoux Arnolfini.
Philippe le Bon et Isabelle de Portugal 3e épouse
L’époux Arnolfini
A la même époque en Toscane le Duc de Florence portait aussi sa bague au même doigt.
Cosme 1er Duc de Florence 1555
S’agissant des épouses l’usage diffère. Les bagues sont portées à la main droite par celles de Philippe le Bon.
Bonne d’Artois 2e épouse de Philippe le Bon
On notera au passage une ressemblance fortuite avec l’épouse Arnolfini, comme le dessin de leur oreille.
Isabelle de Portugal 3e épouse de Philippe le Bon
Plus tard à la cour des Médicis on conservera cet usage comme nous le montre ce portrait.
Portrait d’une femme à la cour des Médicis vers 1580
Ces quelques exemples portent à croire que la bienséance était semblable à la cour des ducs de Bourgogne et de Toscane d’où étaient originaires les « Epoux Arnolfini ».
Avec les bagues de l’épouse Arnolfini portées à la main gauche, van Eyck ajoute à l’intrigue.
L’épouse Arnolfini
Comme le cérémonial du mariage retrouvé dans les missels du XIe au XVe s. qui évoquent des pratiques variables « …dans presque tous les diocèses de la Gaulle l’anneau nuptial était porté à la main droite…dans ceux de Reims, Rouen, Paris... on passait l’anneau au troisième doigt ou médius de la main droite… dans le seul diocèse de Liège on le mettait au quatrième doigt de la main droite ». (**)
Aucun ne recommande de le porter à la main gauche comme l’épouse Arnolfini.
Quelle était l’intention du peintre avec cette singularité ? Evoquer la frivolité féminine en la matière comme d’autres portraits du XVe s. pourront en témoigner avec des bijoux portés indifféremment sur plusieurs doigts et à chaque main, ou nous signifier une autre réalité ?
Ces observations ne demandent qu’à être complétées par ceux qui consacreront un moment d’intérêt aux « Epoux Arnolfini »
Une admirable curiosité qui reste à décrypter.
(*) Des Arnoulfin de Lucques, belle et riche ville d’Italie au Moyen-Age, sont remarqués à Bruges et à Paris à l’époque du tableau. On trouve dans une affaire de collier Jehan Arnoulfin autour de proches du Duc de Bourgogne dont Johan van Eyck était un conseiller, ou encore Baptiste Arnoulfin marchand de Lucques aussi.
Par ailleurs, Arnoul est un prénom ou un patronyme. Au Xe siècle le comte de Flandre s’appelait Arnoul 1er, au XIIe s. un autre Arnoul Ier était compte à Guînes.
(**) D’après l’ouvrage de M. Deloche « Port des anneaux dans l’Antiquité jusqu’au Moyen-Age -1896 »
(***) Marguerite De vigne dans son livre van Eyck, mentionne le paiement par le duc de Bourgogne de six coupes d'argent à un orfèvre de Bruges pour la naissance du fils de van Eyck dont il sera le parrain. On pourrait en déduire ici un mariage antérieur.
(1) Les artistes italiens de cette fin de siècle auraient bénéficié de l'influence de leurs contemporains flamands. Pour nous convaincre Ars moderna propose d'observer le retable commandé par Portinari riche italien vivant à Gand, par Hugo van der Goes. Réalisé vers 1470, il est destiné à la chapelle de l'hôpital Santa Maria Nuova à Florence. Sous bien des aspects les historiens de l'art démontreront son influence en Italie.
On notera un détail qui nous intéresse avec une sandale identique à celle du tableau des Époux Arnolfini. Elle y est représentée en bonne place au motif qu'elle fait référence à un passage du livre de Josué "Ote tes sandales de tes pieds car le lieu où tu te tiens est saint".
Un détail symbolique que Jan van Eyck à voulu pour nous instruire sur le lieu ?