14 Septembre 2022
La Sérénissime défraye la chronique avec une montée des eaux mesurée depuis peu mais constatée depuis longtemps.
Greenpeace Italie relie les inondations à Venise au réchauffement climatique ; « La marée haute est un phénomène qui a lieu très souvent à Venise … Mais ce que le changement climatique modifie indéniablement, c’est la force de ce phénomène, et sa fréquence. ». Ils ne sont pas les seuls à faire ce rapprochement, les médias suivent.
- « … le changement climatique fait des ravages dans l'ancienne cité des Doges », (France 24)
- « Il y a eu un grand nombre de personnes évacuées, qui à mon sens sont ni plus ni moins des réfugiés climatiques… » (l'Observatoire civique indépendant de la maison et du logement de Venise)
- « Les oeuvres du peintre italien Canaletto ont fourni des données supplémentaires qui ont permis de documenter l'augmentation rapide de la fréquence des inondations engendrées par la crise climatique. » (Radio Canada 2019)
Etc.
Venise serait donc maintenant victime du réchauffement climatique.
En novembre 2019, les habitants de la sérénissime ont parlé d’un tsunami lorsque l’eau est montée jusqu’à 1,87m (moins qu’en 1966 avec 1,94 m). Cet événement a confirmé s’il le fallait, la nécessité d’accélérer la protection de ce patrimoine mondial exceptionnel et de multiplier les attentions à son chevet.
Depuis quand est-ce urgent ?
Des témoignages nous confirment que la cité des Doges est habituée aux acque alte depuis longtemps avec un témoignage ancien qui remonterait à l’année 782.
Pas très loin sur l’île voisine de Torcello « la mère de Venise », des constructions plus anciennes de plusieurs siècles résistent encore. Pourtant ses occupants commencèrent à la délaisser après le VIIe s. pour cause déjà de montée des eaux. En parcourant l’île aujourd’hui on ne devine pas cette réalité ancienne.
Torcello dans la lagune
Venise les accueille alors et s’éveille avec ses constructions sur pilotis. Depuis plus de mille ans certains soutiennent encore les magnifiques constructions que la destinée de la ville rend d’autant plus précieuses.
Ces pilotis ne l’ont pas épargnée de la « montée des eaux ».
Pour apprécier ce phénomène naturel, le témoignage original du physicien climatologue Dario Camuffo apporte matière à réflexion (1).
Il a estimé la montée des eaux à Venise depuis trois siècles à l'aide des toiles très précises du peintre vénitien Giovanni Antonio Canal (Canaletto 1697-1768).
Comme les peintres hollandais, Canaletto aurait utilisé une caméra obscura (instrument optique ancien), nécessaire au degré de précision qu'il voulait.
Se faisant ses toiles sont remarquables aussi pour le sujet qui nous intéresse ici. Il reproduisait avec minutie au pied des façades qui bordent les canaux, les lignes d’algues qui se fixent sur une frange limitée par la hauteur des eaux à marée haute.
Vue partielle d’une toile de Canaletto début XVIIIe s.
Ce même phénomène se reproduisant toujours et partout, Dario Camuffo a comparé aujourd’hui sur les mêmes bâtiments la différence de hauteur de ces lignes. Il a relevé 80 cm à chaque fois, soit 0,26 cm/an en moyenne pour trois siècles. La profusion des oeuvres vénitiennes du peintre a permis de vérifier la constance de ces observations.
Trace nette d’une ligne d’algue.
Un autre constat que chacun a pu faire à Venise consiste à observer les marches recouvertes d'algues des somptueux palais qui s’enfoncent dans les canaux.
Dario Camuffo a mesuré la profondeur des premières marches noyées aujourd’hui, sur des dizaines de bâtiments du XIVe s. et a conclu à une élévation du niveau de la mer d’environ 1,30m. Soit 50 cm entre le XIVe et le XVIIIe siècle, environ 0,20 cm/an sur quatre siècles.
De ces observations on pourrait penser que l’élévation du niveau de la mer se situe autour de ces mesures (0,20-0,26 cm/an) avec une accélération du phénomène. Par ailleurs en 1982 une étude concluait a une élévation des eaux de 27 cm sur une période de 110 ans, soit 0,25 cm/an.
Toutes ces mesures relatives ont en commun d’avoir été réalisées entre le niveau de l’eau et les bâtiments, ce qui ne nous renseigne pas sur celles absolues, comme le niveau général de l’élévation de la mer Adriatique, l’enfoncement de la cité dans le sol ou les mouvements du sous-sol...
Des travaux scientifiques récents nous en disent davantage.
Le marégraphe de Rovinj (Croatie) a enregistré une hausse moyenne de la mer de 0,08 cm/an sur une période de 63 ans.
Rovinj (Istrie)
D’autres marégraphes (Trieste, Zadar, Nord de Ravenne…) apportent des mesures convergentes et inattendues sur une période plus récentes. Depuis 2009 ils révèlent une tendance à la baisse du niveau de la mer Adriatique. En 2003 on pouvait lire (Science, Slate, Midi Libre, The Guardian…) « Le bassin méditerranéen est une région particulièrement menacée par les effets du réchauffement climatique. Et l'accélération progressive de l'élévation du niveau des océans n'épargne guère non plus la mer Méditerrannée… ».
Des mesures altimétriques de l’ESA ont montré une élévation moyenne du niveau de la mer dans le monde d’environ 0,03 cm/an depuis 1992.
Station de Punta della Dogana à Venise
De son côté la NASA a produit des mesures altimétriques terrestres inquiétantes avec une baisse constante de l’altitude de Venise entre 2001 et 2011 de 4 cm; soit 0,4 cm /an.
Quelle que soit l’exactitude de ces chiffres difficiles à recouper, ils apportent une information importante ; Venise s’enfonce et plus vite que la mer monterait.
Pour quels motifs ?
Les observateurs de la lagune et experts de plusieurs disciplines ont apporté leur contribution à l’explication en incriminant notamment le creusement des canaux d’accès pour les énormes cargos de 300 m qui alimentent Marghera le troisième port d’Italie à trois kilomètres de Venise. Les volumes d’eau dans la lagune ayant été fortement augmentés ils impacteraient d’autant les phénomènes des marées.
Les répercussions de la navigation avec les vagues d’étrave sur les îlots protecteurs naturels de la lagune, les innombrables aménagements portuaires, les constructions de ponts… seraient autant de facteurs aggravants.
Les îlots de la lagune vers Torcello
Les causes seraient donc multiples.
S’alarmer pour l’avenir de la somptueuse Venise devient urgent, c’est ce qu’on pensait déjà à Venise en 1399 : « Les problèmes de Venise paraissaient si complexes, l’aggravation des menaces que l’insalubrité de la terre, l’humeur imprévisible des vents et des eaux de la mer, la fragilité des rivages et l’instabilité des courants faisaient peser sur les établissements lagunaires fut jugée si sérieuse et la survie de la cité si incertaine que le soin de trouver des idées salvatrices et d’en recommander l’usage fut confié à une commission de Sages. ».
Ils avaient bien raison devait penser Marono Sanudo noble et historien vénitien. Il tenait un journal dans lequel il racontera en 1517 que « … l'eau débordait de la place Saint-Marc jusqu'au pont du Rialto, les ruelles étaient inondées… ».
Suivant les observations de Dario Camuffo, on peut en déduire que l’eau était de son temps 65 cm plus bas.
Quel intérêt alors pour cet autre projet qui consisterait à insuffler de l’eau dans les cavités vidées de leur eau douce par les industriels vénitiens, et qui aurait pour effet de gonfler de 25cm le niveau terrestre de la cité au bout de dix ans ?
D'autres explications ont été apportées, comme celle de cette barrière naturelle composée de phanérogames, ces herbiers qui freinaient les effets de la marée. Il s'est dit que les pêcheurs les entretenaient car ils absorbaient les effets des vagues et leur permettaient de pêcher par mauvais temps avec leurs frêles embarcations.
Venise fourmille d'idées pour se sauver quitte à dépenser sans limites. Après dix-sept ans de travaux et 6 ou 7 milliards, le barrage Mose devrait sauver des eaux la Sérénissime pour quelques temps. Sauf si l’écosystème de la ville l’oblige à en mesurer l’utilisation pour cause d’asphyxie de ses canaux.
Les Doges avaient prévu l’évacuation des eaux usées avec les mouvements des marées, comme aujourd’hui.
Une autre solution n'a pas été envisagée, laisser reprendre leur itinéraire naturel à ces rivières (Brenta, Sile et Piave) qui ont été détournées de la lagune au moyen-âge car elles ensablaient la lagune. "Des voies pavées romaines ont été découvertes immergées à l'est de la lagune avec des tronçons mesurant jusqu'à 2,7 m de haut et 52,7 m de long, les tronçons étaient alignés sur une longueur de 1140 m et reposaient sur des lits de sable qui ont subi une érosion provoquée par le détournement de cours d'eau", nous dit Fantina Madricardo, de l'Institut des sciences marines de Venise.
Reste à savoir si Venise doit être sauvée par les alluvions ou abandonnée à la lagune qui l'avale ?
(1) « Sauver Venise » (Arte 2022)
Ligne de flotteurs ayant pour but de casser les petites vagues qui se jettent et remontent sur les quais de la place Saint-Marc